Littératie et enjeux sociétaux : La maîtrise des compétences en littératie est un enjeu sociétal, car elle est une condition fondamentale d’accès au savoir (UNESCO, 2008; Réseau canadien de recherche sur le langage et l’alphabétisation [RCRLA], 2009; Conseil canadien sur l’apprentissage, 2011). Dans une vision globale d’accessibilité au langage et à la communication dans différents contextes sociaux, la littératie peut être comprise comme une compétence générale (connaissances, habiletés et attitudes) liée à l’appropriation de la culture orale et écrite qui permet à toute personne d’entrer dans un rapport à l’autre et au monde, d’interagir, de communiquer, d’apprendre et de socialiser (OCDE, 2003; Soussi, Broi, Moreau et Wirthner, 2004; Grenier, Jones, Strucker, Murray, Gervais et Brink, 2008; [RCRLA], 2009). Selon l’Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes (Brinck, 2005), le degré de développement des compétences en littératie constitue un enjeu réel de société si l’on en juge par l’importance de tous les aspects affectifs, sociaux, politiques, économiques et scientifiques liés à cette problématique (Murray, Clermont et Binnkley, 2005; RCRLA, 2009). Sans aucun doute, la maîtrise des compétences en littératie constitue un puissant facteur d’épanouissement des personnes, de développement économique, de cohésion sociale et de vie démocratique. Ce facteur s’avère étroitement lié aux principaux aspects sociaux qui ont mené à la récente réforme des programmes d’éducation au Québec, tels l’avènement d’une société de l’information et l’omniprésence de la science et de la technologie, la pluralité culturelle, la transformation des liens humains au regard de la famille et de la communauté, l’accroissement des inégalités socioéconomiques et la manifestation accrue de la violence (ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 1999, 2002, 2003). À ce titre, dans sa déclaration « L’Éducation au Canada – Horizon 2020 », le Conseil des ministres de l’Éducation du Canada (CMEC, 2007) et le RCRLA (2009) ciblent le rehaussement du niveau de littératie comme une priorité clé afin d’assurer l’accessibilité au langage et à la communication pour les apprenants de tous âges, et ce, en tenant compte de leur singularité.
Ce choix politique est en accord avec les résultats d’enquêtes pancanadiennes. De ce point de vue, les données indiquent qu’un adolescent canadien sur trois a un niveau bas ou très bas de littératie (Willms, 2004). Entre 20 % et 40 % des élèves canadiens n’ont pas les compétences nécessaires en littératie pour être compétitifs dans une économie mondiale (McCracken et Murray, 2009). Également, au Québec et au Canada, 21 % de la population âgée de 16 à 65 ans possède de très faibles compétences (niveau 1) en matière de littératie et 26 %, de faibles compétences (niveau 2). Le niveau 3 est le seuil souhaité pour fonctionner aisément dans la société actuelle, comprendre par exemple une posologie pour bien administrer un médicament à son enfant ou lire et comprendre les clauses d’un bail (Statistique Canada et OCDE, 2005). De plus, certains groupes d’élèves sont plus vulnérables, notamment les enfants provenant de milieux défavorisés (Maxwell et Teplova, 2008), ceux scolarisés en français langue seconde (Geva, Gottardo, Farnia et Byrd-Clark, 2009) et les élèves ayant des besoins particuliers (Lavin, 2009). Ces groupes vivent trop souvent une cascade de disparités qui ont des conséquences importantes. En effet, les compétences réduites en littératie sont souvent conjuguées avec des incapacités diverses : taux réduit de scolarisation, abandon scolaire, emplois limités, santé déficiente et recours plus fréquent aux mesures gouvernementales de soutien au revenu, participation moindre aux activités communautaires et citoyennes, tel que voter (Statistique Canada et OCDE, 2005). Le statut socioéconomique et la littératie vont de pair, d’un bout à l’autre du cycle de vie (Janosz et Deniger, 2001; Sévigny, 2004; Roberts, 2009; Conseil canadien de l’apprentissage, 2011). Les compétences réduites en littératie ont donc un impact sur le plan national au regard de la compétitivité dans un marché économique mondial (RCRLA, 2009), en plus des impacts sociaux, culturels et politiques.
La littératie en classe, du préscolaire à l’université : Le concept de littératie amène une perspective plurielle et interdisciplinaire quant aux objectifs, aux enjeux personnels, professionnels et socioculturels liés à l’appropriation du langage oral et écrit, et à l’interrelation des aspects affectifs, cognitivo-langagiers et socioculturels pour son apprentissage (Hébert et Lépine, 2012). Selon Masny (2001) et Pierre (2003), le concept de littératie réfère à l’état des individus qui ont à un tel point assimilé l’écrit (lecture et écriture) dans leurs processus de pensée et de communication qu’il leur devient impossible de définir leur identité et leur rapport au monde sans l’écrit. En d’autres mots, la littératie est caractérisée par rapport à un groupe socioculturel à l’intérieur duquel elle existe et des situations dans lesquelles elle se réalise. Dans une perspective socioculturelle, les compétences en littératie sont donc considérées comme des outils de premier plan pour développer son identité et son rapport au monde (Barré-De Miniac, Brissaud et Rispail, 2001; Lafontaine, 2011 et soumis a, b). En éducation, le concept de littératie désigne la capacité d’utiliser le langage et les images de formes riches et variées pour lire, écrire, écouter, parler, voir, représenter et penser de façon critique, et ce, dans différents contextes : en classe, à l’école, à la maison ou dans la communauté (Berger et Desrochers, 2011; ministère de l’Éducation de l’Ontario [MEO], 2005; RCRLA, 2009; Hébert et Lafontaine, 2010), ce qui permet à la personne de participer pleinement à la société (ministère de l’Éducation de l’Alberta, 2009; Lafontaine, 2011). Le concept de littératie met en lumière l’importance des contextes, chaque contexte social donnant lieu à des activités de littératie différentes, par exemple, familiale, scolaire, financière, en santé. Sur un plan didactique, le concept de littératie a le mérite d’attirer l’attention sur l’importance d’étudier les interdépendances-interférences entre les compétences (oral, lecture et écriture) en contexte authentique ainsi que l’influence de l’environnement sur l’apprentissage et vice-versa (Hébert, 2010). Ainsi, la littératie tourne le dos à une conception limitée aux aspects mécaniques et formels de codage/décodage de la langue et permet « […] de tenir compte de toute l’importance de la construction du sens et de la socialisation de l’écrit » (Danvers, 2003 : 358) et de faire des liens concrets avec son milieu de vie, ce qui rend les apprentissages en classe plus significatifs pour les élèves (Lafontaine, 2011 et soumis).
Dans le milieu francophone, le concept de littératie est encore très peu connu, donc peu présent tant dans les programmes que dans la recherche malgré les nombreuses enquêtes nationales et internationales qui s’y réfèrent (PISA, PIRLS, EIACA). Par exemple, les programmes ministériels francophones du Québec ne mentionnent pas de façon explicite le concept de littératie, contrairement aux programmes anglophones de cette province (Hébert et Lépine, 2012). Sans utiliser le terme « littératie » dans leur discours, plusieurs enseignants québécois ont toutefois identifié des difficultés importantes de leurs élèves en lecture, en écriture et en oral. D’un côté, les résultats de l’Enquête internationale PISA (OCDE, 2001) révèlent que 55 % des adolescents québécois âgés de 15 ans ne réussissent pas des tâches de lecture complexes relevant de la littératie critique, comme être capables d’interpréter les nuances de la langue et d’évaluer un texte. Ce sont là des habiletés souvent associées à la compétence littéraire. Et de l’autre côté, parmi les faits saillants du rapport de la Table de pilotage du renouveau pédagogique (MELS, 2007 : 24) figure la grande difficulté des enseignants du primaire à enseigner et à évaluer la compétence « Apprécier des œuvres littéraires ». Nous pensons que cela peut s’expliquer par le fait que non seulement le développement de cette compétence en classe pose le défi d’enseigner et d’évaluer en intégrant les savoirs parler/lire/écrire, mais aussi du fait que la confrontation avec les œuvres littéraires met en jeu toutes les dimensions de la personne et les aspects contextuels de l’œuvre littéraire. En somme, dans un contexte où les évaluations internationales tentent de plus en plus d’évaluer les États selon leur niveau de littératie, il nous paraît important de mieux comprendre les divergences entourant ce concept dans la francophonie, notamment par l’étude des Compétences en littératie en contexte d’inclusion et de transition scolaire.
Inclusion scolaire : Les conclusions des recherches portant sur les compétences en littératie touchent directement la question d’inclusion scolaire. Aujourd’hui, l’inclusion scolaire retient l’attention de diverses instances : politique, administrative, pédagogique, communautaire ou scientifique (Buissière, Carlwright et Knighton, 2004). Elle répond à une volonté démocratique d’accessibilité universelle de l’éducation, particulièrement pour les élèves à risque de vivre de l’exclusion sociale (Perrenoud, 1997). L’éducation inclusive désigne les milieux éducatifs qui prônent la scolarisation de tous les élèves ayant des besoins particuliers dans les écoles de leur collectivité au sein d’une classe où leurs pairs ont le même âge chronologique (Thomazet, 2008). Si l’éducation inclusive renvoie d’abord aux élèves handicapés ou en difficulté d’apprentissage, l’enseignement en contexte multiethnique peut aussi être associé à un phénomène d’inclusion puisqu’il exige des enseignants qu’ils adoptent des pédagogies différenciées (Hébert et Lafontaine, 2010). Sans annuler les différences, l’éducation inclusive consiste à intervenir à partir des contextes de vie qui reconnaissent ces différences, ce qui constitue un enjeu majeur à la réussite scolaire de tous les élèves (Culham et Nind, 2003). L’éducation inclusive se présente comme choix pédagogique permettant à tous les élèves, tant celui ayant des besoins particuliers que les autres élèves, d’apprendre, de participer à la vie scolaire et de vivre des réussites sur le plan des apprentissages scolaires et sociaux (Ramel et Lonchampt, 2009). Les recherches des 35 dernières années sur ce thème identifient des conditions de mise en œuvre et offrent des outils et des ressources spécialisées qui facilitent le travail de l’enseignant (Rousseau, 2010; Vienneau, 2011) et peuvent sans doute avoir un effet positif sur le développement des compétences en littératie des élèves et étudiants de tous les niveaux scolaires.
Dans ce contexte d’inclusion, accorder une attention aux élèves ayant des besoins particuliers impose, d’une part, une meilleure connaissance des trajectoires d’apprentissage, allant du préscolaire à l’université (OCDE, 2001; Soussi et coll., 2004; CMEC, 2007). À cet égard, chaque période de transition scolaire représente un facteur de risque parce qu’elle exige des élèves qu’ils puissent s’adapter aux différents codes qu’impose chaque nouvelle communauté scolaire. Le passage du préscolaire au primaire repose, en effet, sur l’acquisition des codes de l’oral et de l’écrit, et le passage du primaire au secondaire exige en plus la compréhension et la maîtrise des codes écrits et oraux liés à chacune des disciplines scolaires. Le Comité d’experts sur l’apprentissage de l’écrit (Gouvernement du Québec, 2008) insiste pour dire que « c’est au primaire que l’élève acquiert les fondements de la langue orale et écrite […], mais aussi parce que la préoccupation du développement de la compétence langagière doit transparaître […] dans celui de toutes les disciplines du curriculum » (p. 14). Dans ce sens, Snow (1983, 1991) précise que les élèves qui réussissent le mieux leur entrée au secondaire sont ceux qui maîtrisent à la fois le langage contextualisé, soit celui de la vie de tous les jours, et décontextualisé, soit le langage scolaire des diverses disciplines. Néanmoins, en 2010-2011, 3 971 étudiants qui fréquentaient les universités québécoises étaient aux prises avec diverses déficiences ou troubles directement reliés aux compétences en littératie, soit 1 % souffrant d’une déficience du langage et de la parole, 15 %, d’une déficience motrice et 11 %, de déficiences multiples (Association québécoise interuniversitaire de conseillers aux étudiants en situation de handicap [AQICESH], 2010-11). Dans notre institution, l’UQO, le nombre d’étudiants en situation de handicap fréquentant l’Université du Québec en Outaouais est passé de 30 à l’automne 2007, à 97 à l’automne 2011 (Philion, 2012). Ces étudiants sont donc confrontés à l’obligation de maîtriser l’écrit sous toutes ses formes : différents genres de textes et de discours produits autant pour le contexte universitaire que professionnel, normes de l’écriture comme compétence transversale, lecture de textes complexes dont les textes scientifiques. La formation en milieu universitaire oblige également les étudiants à transformer leur rapport à l’écrit, passant d’une posture d’élèves à une posture d’étudiants universitaires et de futurs professionnels (Barré-de-Miniac, 2002; Daunay et Reuter, 2002; Dezutter et Doré, 2004). Or, ces nouvelles postures pour vivre l’écrit génèrent des défaillances en compréhension de lecture et en rédaction. Somme toute, la littératie universitaire est un domaine d’étude émergent et très peu documenté, même si la maîtrise de l’écrit est évaluée par un texte provincial (Test de certification en français écrit pour l’enseignement TECFÉE) et constitue un élément essentiel à la réussite scolaire aux cycles supérieurs (Lefrançois, Lazure, Laurier et Claing, 2005; Boyer et Lamarche, 2001; Cartier et Langevin, 2001).
En outre, les transitions sont des temps critiques où les étudiants et les élèves en difficulté risquent de rencontrer des problèmes reliés au phénomène d’exclusion scolaire. Ce sont des moments durant lesquels les milieux éducatifs éprouvent trop souvent des difficultés de coordination entre les différents acteurs et organismes, ou des difficultés d’harmonisation des pratiques (Ruel, 2011). Dans une perspective élargie, il convient de regarder à la fois le développement des compétences en littératie des élèves, mais aussi les environnements humains et les contextes socioculturels qui les soutiennent puisque l’inclusion complexifie le travail et augmente les responsabilités des enseignants. Dans le même ordre d’idées, le contexte politique et légal des services éducatifs inclusifs, au préscolaire et au secondaire, oriente les conseils d’établissement vers l’implantation de programmes qui répondent aux besoins particuliers d’une diversité d’élèves (article 85 : MEQ, 1999). L’application de cette réforme politique et le Renouveau pédagogique (MELS, 2005) soulèvent de nombreux défis pour le personnel enseignant (Rousseau, 2010). L’un de ceux-ci se traduit par la remise en question du rôle de l’enseignant. Il doit, plus que jamais, être soutenu sur les plans didactique, organisationnel et environnemental, particulièrement pour ce qui relève des compétences en littératie puisque l’on connaît, par exemple, le lien étroit existant entre le degré de compétences en lecture, le décrochage et la réussite scolaire (MEO, 2004; Sévigny, 2004; Pierre, 2003). Sans aucun doute, le personnel enseignant fait face à un réel dilemme : « Comment répondre aux attentes uniformes de fin de cycle du programme avec les élèves qui lui sont confiés tout en tenant compte de la diversité et des besoins de ceux en difficulté? » (Maertens, 2004 : 31-32).